Préambule d’Ibn Djozay, rédacteur des voyages d’Ibn Battûta.

AU NOM DU DIEU CLEMENT ET MISERICORDIEUX.

Voici ce que dit le cheikh, le jurisconsulte, le savant, le véridique, le noble, le dévot, le très bienfaisant, l'hôte de Dieu, qui s'est acquitté de la visite des lieux saints, l'honneur de la religion, celui qui, dans le cours de ses voyages, a mis sa confiance dans le seigneur des créatures, Abou Abd Allah Mohammed, fils d'Abd Allah, fils de Mohammed, fils d'Ibràhîm alléouâty atthandjvi connu sous le nom d’Ibn Battûta, que Dieu lui fasse miséricorde et soit content de lui par l’effet de sa bonté et de sa générosité ! Ainsi soit-il.

Louange à Dieu, qui a soumis la terre à ses serviteurs, afin qu’ils y marchassent dans des routes spacieuses (Coran, LXXI, 19), qui a placé dans cette terre et qui y fait aboutir les trois vicissitudes de leur destinée : la création, le retour dans la terre et l’extraction de ses entrailles (Coran, LXX, 57). Il l’a étendue par sa puissance, et elle a été un lit pour ses serviteurs. Il l’a fixée au moyen de montagnes inébranlables et de hauteurs considérables et a élevé au-dessus d’elle le sommet du ciel, sans aucune colonne. Il a fait paraître les astres comme un guide au milieu des ténèbres de la terre et de la mer, et a fait de la lune une lumière et du soleil un flambeau. Puis du ciel il a fait descendre de l’eau, avec laquelle il a vivifié la terre lorsqu’elle eut été desséchée. Il y a fait croître toute espèce de fruits, et a créé ses diverses régions, en leur donnant toutes sortes de plantes. Il a fait couler les deux mers : l’une d’eau douce et rafraîchissante, l’autre salée et amère (Coran, XXV, 55). Il a complété ses bienfaits envers ses créatures, en leur assujettissant les chameaux, et en leur soumettant des vaisseaux semblables aux montagnes, afin qu’ils leur servent de montures au lieu de la surface du désert et du dos de la mer.

Que Dieu bénisse notre seigneur et notre maître Mohammed, qui a révélé aux hommes une règle de conduite et leur a offert, pour les diriger, une lumière éclatante ! Dieu l’a envoyé par commisération pour les mortels, et l’a choisi pour être le dernier des prophètes. Il a livré à ses glaives acérés les cous des polythéistes, de sorte que les hommes sont entrés par troupes nombreuses dans la religion divine. Il l’a aidé par des miracles manifestes, et a donné la parole aux choses inanimées, pour qu’elles témoignassent de la vérité de ses discours. Grâce à ses prières, il a rendu la vie à des os cariés et a fait couler entre ses doigts une eau abondante (Coran, LXXVIII, 19).

Que Dieu soit satisfait des personnes qui ont été ennoblies par leurs relations avec Mahomet, à titre de compagnons, de parents ou d’épouses ; de ceux qui ont arboré le drapeau de la religion ! Tu ne craindras pas de suivre, en les imitant, une conduite tortueuse. Ce sont eux qui ont fortifié le Prophète dans sa guerre contre les ennemis, qui l’ont aidé à faire triompher la religion brillante, qui ont satisfait à ses nobles exigences : la fuite, le secours et l’hospitalité (allusion aux Mohâdjirs, ou compagnons de la fuite de Mahomet, de La Mecque à Médine, et aux Ansârs, ses hôtes et ses auxiliaires à Médine) ; qui se sont précipités pour le défendre dans le feu ardent de l’adversité, et se sont plongés dans la mer agitée du trépas.

Nous prions Dieu d’accorder à notre maître le khalife, le prince des croyants, qui met sa confiance dans le souverain des mortels, qui combat dans la voie de Dieu et qui est fortifié par son secours, Abou Inân Fâris, fils de nos seigneurs les imâms bien dirigés, les khalifes légitimes ; de lui accorder, disons-nous, une victoire qui remplisse d’allégresse le monde et ses habitants, un bonheur qui puisse remédier aux calamités du destin ; comme il lui a donné un courage et une générosité qui ne négligent ni un oppresseur ni un indigent. Avec son épée et ses dons, il a élargi tout ce qui était étroit (c’est-à-dire, il a surmonté les obstacles et mis fin à la pauvreté). Or les intelligences ont décidé, et les connaissances qui dépendent du raisonnement et de la tradition ont prononcé que ce règne sublime, belliqueux, pieux, fârisien (c'est-à-dire, d'Abou Inân Fàris), est l’ombre de Dieu même, étendue sur les hommes, et sa corde à laquelle on s’attache fortement (Coran, III, 98) ; qu’il convient d’être compris dans le nombre de ses serviteurs. C’est ce règne qui a guéri la religion dans sa maladie, qui a fait rentrer dans le fourreau l’épée de l’injustice, lorsqu’elle eut été dégainée, qui a corrigé la fortune, lorsqu’elle eut été gâtée, et qui a bien achalandé le marché de la science, auparavant livré à la stagnation. Il a rendu manifestes les règles de la piété, lorsqu’elles eurent été oblitérées ; il a calmé les régions de la terre, lorsqu’elles étaient agitées ; il a fait revivre la tradition des actes de générosité, après sa mort ; il a fait mourir les coutumes tyranniques ; il a apaisé le feu de la discorde, au moment où il était le plus enflammé ; il a détruit les ordres de la tyrannie, au moment même où elle exerçait un pouvoir absolu ; il a élevé les édifices de l’équité sur les colonnes de la crainte de Dieu ; et s’est assuré par les liens les plus forts la possession de la confiance dans l’Éternel. Ce règne possède une gloire dont la couronne est placée sur le front d’Orion, et une illustration qui recouvre des pans de sa robe la voie lactée ; un bonheur qui a rendu au siècle une nouvelle jeunesse ; une justice qui déploie sa vaste tente sur les hommes religieux ; une libéralité semblable au nuage qui arrose à la fois les feuilles tombées des arbres et les arbres eux-mêmes ; un courage qui, de même que les nuées versent des torrents de pluie, répand des flots de sang. Ses escadrons victorieux secouent la mort. Il a pour lui l’assistance divine, du butin de laquelle font partie les empires ; une force impétueuse dont l’épée prévient les réprimandes ; une patience qui ne se fatigue pas d’espérer ; une prudence qui interdit aux ennemis l’approche des pâturages ; une résolution qui met en fuite leurs troupes, avant même que l’action soit engagée ; une douceur qui se plaît à cueillir le pardon sur l’arbre des péchés ; une bonté qui lui gagne tous les cœurs ; une science dont les lumières éclaircissent les plus ténébreuses difficultés ; une conduite conforme à la sincérité, et des actes conformes à ses intentions.

Lorsque sa noble résidence fut devenue le théâtre des espérances, la prairie où paissent librement les désirs des hommes, la station des vertus, le rendez-vous du repos de l’homme craintif et du désir du mendiant, la fortune se proposa de lui rendre hommage, au moyen de présents merveilleux et de raretés élégantes. Les savants s’y rassemblèrent en nombre si considérable qu’on ne peut le décrire ; les philologues s’y rendirent à l’envi l’un de l’autre, avec un empressement qui produisit des multitudes. Les hommes instruits entreprirent le pèlerinage de son illustre sanctuaire, et les voyageurs formèrent le projet d’explorer ses qualités excellentes. Les hommes craintifs se sont réfugiés sous la protection de sa glorieuse majesté ; les rois ont cherché à obtenir du secours en rendant hommage à ses portes ; car c’est l’axe sur lequel tourne le monde. C’est, en un mot, grâce à son excellence sans pareille que les impromptus de l’ignorant et du savant ont pu se livrer combat ; c’est sur ses illustres traditions que s’appuie la véracité de tous les Moslim, et, grâce à la perfection de ses nobles mérites, chaque professeur parle avec clarté.

Au nombre de ceux qui arrivèrent à son illustre porte, et qui, après avoir traversé les étangs des autres contrées, parvinrent à cette mer immense, se trouvait le cheikh, le jurisconsulte, le voyageur, l’homme digne de foi, sincère, qui a voyagé dans toute la terre et en a traversé les diverses régions en long et en large, Abou Abd Allah Mohammed, fils d’Abd Allah, fils de Mohammed, fils d’Ibrâhîm alléouâty atthandjy, plus connu sous le nom d’Ibn Battûta, et désigné, dans les contrées de l’Orient, par celui de Chems eddin. C’est le même qui a fait le tour du monde et a parcouru les cités en homme attentif et instruit, qui a examiné avec soin les diverses nations et a exploré les coutumes des Arabes et des Persans ; après quoi il déposa le bâton du voyageur dans cette noble capitale, car il reconnut qu’elle avait un mérite supérieur, sans restriction et sans exception. Il parcourut donc l’Orient pour arriver au lieu où se lève cette pleine lune dans l’Occident, et il la préféra aux autres régions, de même que l’on préfère la poudre d’or à la poussière ; et cela de son propre mouvement, après avoir tâté pendant longtemps des autres pays et des autres hommes, et dans le désir de se joindre à la troupe qui ne cesse d’être occupée de Dieu. Abou Inân le combla de ses grâces magnifiques, de ses faveurs pleines de sollicitude et abondantes, au point de lui faire oublier le passé pour le présent, de le mettre en état de renoncer aux voyages lointains, de lui faire mépriser toutes les autres choses qu’il honorait, et de le confirmer dans l’idée qu’il s’était faite de la bonté du prince. Il oublia son ancienne habitude de parcourir les pays étrangers, et devint maître d’un gras pâturage, après l’avoir cherché durant longtemps. Un auguste commandement lui prescrivit de dicter à un scribe la description des villes qu’il avait vues dans son voyage, le récit des événements curieux qui étaient restés dans sa mémoire, de faire mention des personnages qu’il avait visités, comme les rois des régions étrangères, leurs savants les plus distingués et leurs saints les plus pieux. Ibn Battûta dicta donc sur ces matières des détails capables de plaire à l’esprit, de réjouir les oreilles et les yeux, savoir toute espèce de choses étranges et merveilleuses, par l’exposition et la révélation desquelles il a été utile, et nous a gratifiés de connaissances tout à fait nouvelles.

L’ordre illustre a été transmis à l’esclave de sa noble majesté, à celui qui est entièrement dévoué à sa cour, qui est ennobli par le service de Sa Hautesse Mohammed, fils de Mohammed, fils de Djozay alkelby (que Dieu l’aide à bien servir le souverain, qu’il le pousse à lui témoigner sa reconnaissance !) ; cet ordre lui a été transmis de réunir les morceaux qu’avait dictés sur ces matières le cheikh Abou Abd Allah, dans une composition qui en renfermât tous les avantages et qui rendît parfaitement claires les idées qu’il avait en vue. Il lui fut recommandé de donner ses soins à la correction et à l’élégance du style, de s’appliquer à le rendre clair et intelligible, afin qu’on pût jouir de ces raretés, et qu’on tirât un grand profit de cette perle, lorsqu’elle aurait été extraite de sa coquille. L’esclave susmentionné se conforma promptement à ce qui lui avait été prescrit, et se plongea dans cette vaste entreprise, afin d’en sortir, avec l’assistance de Dieu, après avoir accompli les intentions du prince à cet égard. J’ai exprimé le sens des paroles du cheikh Abou Abd Allah dans des termes qui rendent complètement les idées qu’il avait en vue, et qui montrent clairement le but qu’il s’était proposé. Souvent même j’ai transcrit ses propres paroles dans l’ordre où il les avait employées, sans y faire le moindre changement, et j’ai rapporté toutes les anecdotes et les histoires qu’il avait racontées. Mais je n’ai pas entrepris d’en examiner l’authenticité, puisqu’il a suivi la plus juste méthode, afin de l’établir par des témoignages dignes de foi, et qu’il s’est déchargé de la responsabilité des autres récits, par les termes mêmes dont il s’est servi. Afin que ce livre fût plus utile, sous le rapport de la correction et de l’exactitude de l’orthographe, j’ai fixé la lecture des noms de lieux et d’hommes qui pouvaient présenter de la difficulté en employant les signes des voyelles et les points diacritiques. J’ai expliqué tous les mots étrangers qu’il m’a été possible d’expliquer, car ils présentent de l’obscurité pour le lecteur, à cause de leur forme barbare : et la méthode ordinaire de raisonnement, appliquée à résoudre ces énigmes, ne servirait qu’à induire en erreur.

J’espère que le travail que j’ai entrepris sera favorablement accueilli de Sa Noble Majesté (que Dieu lui soit en aide !), et que j’obtiendrai pour les défauts de l’exécution l’indulgence à laquelle j’ose prétendre ; car ses coutumes libérales sont magnifiques, et les actes de générosité par lesquels elle pardonne les fautes sont mes garants. (Que Dieu très haut la maintienne dans ses habitudes de victoire et de domination, qu’il lui fasse connaître les bienfaits de la grâce divine et lui accorde un succès éclatant !)